Lettre d’un insurgé linguistique

Cher citoyen du monde,

je sais que tu es très fâché de voir des nationalistes défenseurs du fait français vouloir redonner des dents à la loi 101. Je sais que tu te dis que ce n’est vraiment pas grave si on utilise de l’argent qui devrait être consacré à la francisation pour apprendre l’anglais aux immigrants francophones. Je sais que toute la problématique qui va dans ce sens-là te glisse dessus comme l’eau sur le dos d’un canard. Je sais tout ça parce que j’ai essayé de te faire voir le problème de l’anglicisation grimpante de tout plein de manières et ça n’a pas fonctionné. Alors que je constate que ça ne te fait pas un pli sur la différence que tes amis anglophones n’en ont pratiquement rien à faire du caractère francophone de Montréal, je me demande bien quel lapin je pourrais sortir maintenant de mon chapeau pour attirer ton attention.

J’ai bien quelque chose, mais je me sens mal de l’utiliser. Parce que tu pourrais me dire en retour que j’utilise l’argument d’autorité. Tu aurais raison dans un sens, mais je te demande pour une fois d’être ouvert d’esprit. Il y a des gens qui voient plus loin que nous. Le linguiste Claude Hagège en est un.

Cet homme, qui en passant parle dix langues, se bat contre l’imposition mondiale de la langue anglaise, pas par haine de l’anglais, mais bien pour la pérennité de la diversité linguistique mondiale. Si tu as un moment pour lire l’entrevue qu’il donnait dernièrement à L’Express, vas-y fort, mais j’ai l’impression que je devrai plutôt te prendre un peu par la main en te faisant un condensé de sa pensée, enfin une partie. Tu me fais une fleur de me lire, je peux bien faire mon bout de chemin.

Ça va te faire sursauter, mais il dit que le français est « moins difficile que le russe, l’arabe, le géorgien, le peul ou, surtout, l’anglais ». Et il parle de l’anglais comme une langue qui ne devrait pas accéder à un statut international, parce que c’est une langue « terriblement ardue » (« songez que ce qui s’écrit « ou » se prononce, par exemple, de cinq manières différentes dans through, rough, bough, four et tour ») et imprécise. Au niveau de l’imprécision, il donne deux exemples :

 

Le 29 décembre 1972, un avion s’est écrasé en Floride. La tour de contrôle avait ordonné : « Turn left, right now« , c’est-à-dire « Tournez à gauche, immédiatement ! » Mais le pilote avait traduit « right now » par « à droite maintenant », ce qui a provoqué la catastrophe. Voyez la diplomatie, avec la version anglaise de la fameuse résolution 242 de l’ONU de 1967, qui recommande le « withdrawal of Israel armed forces from territories occupied in the recent conflict« . Les pays arabes estiment qu’Israël doit se retirer « des » territoires occupés – sous-entendu : de tous. Tandis qu’Israël considère qu’il lui suffit de se retirer « de » territoires occupés, c’est-à-dire d’une partie d’entre eux seulement.

 

Ce qu’il dit aussi, c’est que c’est de l’hypocrisie de vanter l’apprentissage des langues étrangères alors qu’il est majoritairement question d’apprendre l’anglais. Au niveau de l’éducation, il pense qu’on devrait offrir aux élèves d’apprendre deux langues vivantes :

Car, si on n’en propose qu’une, tout le monde se ruera sur l’anglais et nous aggraverons le problème. En offrir deux, c’est s’ouvrir à la diversité.

Aussi, il explique qu’une langue ne sert pas qu’à communiquer, mais qu’elle est « aussi une manière de penser, une façon de voir le monde, une culture. » C’est alors qu’il pointe l’anglais comme langue du profit, langue des États-Uniens qui veulent par son imposition mondiale participer à vendre leur culture — par le biais surtout du cinéma —, devenue presque seulement un bien de consommation. Et avec cela, le danger de se rendre de plus en plus vers la pensée unique. Et j’espère ne pas avoir besoin de t’expliquer ça…

À propos de l’anglais en entreprise, un de tes chevaux de bataille, Claude Hagège pense qu’il y a des limites à l’imposer. Il n’y aura que les employés qui ont l’anglais comme langue maternelle qui fonctionneront à leur plein potentiel. Et au niveau du commerce international, le point central de ton désir de voir cette langue s’imposer partout, il explique qu’il vaut mieux utiliser la langue de son interlocuteur, qui n’est pas toujours anglophone, puisque le monde est encore diversifié linguistiquement (et, encore en passant, le monde ne s’arrête pas à l’Amérique du Nord…).

Et pour terminer sur une belle note, il parle des Québécois comme ayant une « activité néologique extraordinaire », donnant comme exemple la création du terme « courriel ». Il croit que c’est parce que nous formons « un îlot de 6 millions de francophones au milieu d’un océan de 260 millions d’anglophones » que nous défendons le français avec plus d’acharnement que les Français eux-mêmes. Mais s’il te connaissait, enfin ta version québécoise, je crois qu’il déchanterait.

Alors, après cette lecture que j’ai tenté tant bien que mal de te communiquer, cher citoyen du monde, je ne peux que trouver que tu fais preuve de lâcheté, autant dans ton laisser-aller que dans tes réflexions. Je te trouvais suffisant avant de tomber là-dessus, là c’est la goutte qui a fait déborder le vase, ou, si tu préfères, la cerise sur le « sundae ».

En te souhaitant le même monde que celui que je nous souhaite.

 

(Photo : untitlism)

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12 réponses à Lettre d’un insurgé linguistique

  1. Eric Bondo dit :

    « Il explique qu’une langue ne sert pas qu’à communiquer, mais qu’elle est « aussi une manière de penser, une façon de voir le monde, une culture. » Explique-moi donc maintenant cette polarisation plus qu’évidente des valeurs au sein même de la société Québécoise? Explique moi pourquoi je ne pense pas ni ne vois le monde comme la moitié de la population de mon territoire Provincial, comme la moitié des Belges, des Français, des Centrafricains? Qu’est-ce qui explique cette dichotomie gigantesque, si nous partageons la même échelle de référence grâce (selon ton auteur et toi) à la langue? Peut-être l’omniprésence de la langue de l’argent influence-t-elle la moitié d’entre nous à l’échelle planétaire. Mais jamais nous les humains n’avons été aussi proches, parce que nous avons une langue commune.

    J’adore ma langue… quand je suis ici. Quand je voyage, je fuis ceux qui la parlent, parce que les touristes de che-nous, ils me font honte… Alors dans le réel, et non dans de belles élucubrations de théoriciens qui, selon moi, vivent dans le passé, qu’est-ce que par exemple, Jean Charest, Eric Duhaime, Richard Martineau, Christian Paradis, François Legault et toi avez en commun qui est le fait de la langue?

    Je reviendrai toujours avec ça : La tour de Babel était une malédiction divine, pas un cadeau. Les conflits culturels en sont la preuve tangible : nous nous battons parce que nous ne nous comprenons pas. Et nous ne nous comprenons pas parce que nous nous accrochons à ce qui nous sépare en prétendant que c’est ce qui nous unit à petite échelle.

    Bref, le citoyen du monde il te dit qu’autant il est un ayatollah de la langue en ce qui a trait à sa qualité, autant il s’en câlisse lorsque le but de l’exercice est de s’ouvrir à l’autre… Le polyglotte a toujours le gros bout du bâton lorsqu’il sort de sa confortable pseudo-nation. Et la langue, il faut l’aimer pour qu’elle vive, mais comme toute langue depuis que le monde est monde, elle a une date d’expiration. Notre français et celui de nos arrières grand-parents sont déjà très différents. Et là si on recule jusqu’à la langue d’Oc et la langue d’Oï, toi et Geoffroy de Montmirat, vous auriez autant de misère à vous comprendre qu’un Français et un gars de la côte Nord profonde…

    Mais si tu crois que c’est ta lutte la plus importante, lâche pas… Je trouve que la menace est ailleurs, mais c’est mon humble avis Buddy 😉

  2. Cupide dit :

    L’indignation publique prémunit de la misantropie, bien qu’elle ne soit peut-être pas plus salutaire.

    Sortir du lit est un geste territorial. Réglez cet état de fait et vous réglez, entre autres, le problème des langues.

    Bonne chance.

  3. Ton texte rejoint en partie celui que j’ai publié aujourd’hui.
    Mon bémol est que la meilleure façon de « sauver sa langue » c’est de lui donner de la valeur sans dénigrer celle de l’autre.
    C’est vrai que la français m’exprime mieux que toute autre langue mais jamais je ne laisserai ma langue se détériorer pour moi-même ou devenir un isoloir culturel. Tout commence là mais l’école ne le comprends pas ni le ventre affamé du citoyen.

  4. « Explique-moi donc maintenant cette polarisation plus qu’évidente des valeurs au sein même de la société Québécoise? Explique moi pourquoi je ne pense pas ni ne vois le monde comme la moitié de la population de mon territoire Provincial, comme la moitié des Belges, des Français, des Centrafricains? »

    Je ne pense pas, ni je suis sûr Claude Hagège d’ailleurs, qu’une langue est une pensée unique en soi, donc un cadre de pensée immuable. Je dirais plutôt qu’une langue est un cadre singulier et le linguiste l’explique bien par un exemple qu’il donne dans son entrevue :

    « En hindi, par exemple, on utilise le même mot pour « hier » et « demain ». Cela nous étonne, mais cette population distingue entre ce qui est – aujourd’hui – et ce qui n’est pas : hier et demain, selon cette conception, appartiennent à la même catégorie. Tout idiome qui disparaît représente une perte inestimable, au même titre qu’un monument ou une oeuvre d’art. »

    Tu devrais lire l’entrevue, c’était d’ailleurs le but de ma lettre.

    « Je trouve que la menace est ailleurs »

    Moi je pense que la menace est partout, dont là, nuance.

    Une question : es-tu vraiment un citoyen du monde dans le sens que les problématiques de proximité, comme le fait français au Québec, ne sont pas du tout importantes, ou si peu?

  5. Je ne crois pas que ce soit dénigrer, mais bien remettre à sa place.

  6. @Renart Merci! Je ne l’avais pas lu. Très intéressante perspective.
    Nous avons des atomes crochus.
    Ma perspective du citoyen du monde (sic) c’est que mes enfants, ma famille élargie, mes ami(e)s et mes origines traversent le Canada au complet et vont même au-delà. Je ne visite pas le monde en touriste et les touristes visibles et tapageurs ne représentent pas du tout les voyageurs de grands chemins qui prennent au sérieux leurs échanges avec d’autres cultures.

    Quand des appartenances profondes distribuent le coeur à travers plusieurs continents, la proximité n’a pas la même saveur. L’espace et le temps n’ont pas la même langue et c’est comme cela que la culture finit par s’enrichir. Le piège est souvent de confondre proximité et promiscuité…. 😉 Protection et chauvinisme.:) Il faut continuer d’en parler pour montrer que notre culture nous rend heureux….Des jours, je me fait très très discrète.

  7. Christian dit :

    « À propos de l’anglais en entreprise, un de tes chevaux de bataille, Claude Hagège pense qu’il y a des limites à l’imposer. Il n’y aura que les employés qui ont l’anglais comme langue maternelle qui fonctionneront à leur plein potentiel. »

    Comme chez SNC Lavalin.

    Située à Montréal, elle détient un certificat d’apartheid de l’OQLF, lui permettant de fonctionner 100% unilingue anglais.
    Pratiquant ainsi la discrimination envers les diplômés des collèges et universités de langue française.

    Plus curieux.
    Toutes les opinions linguistiques, publiées dans les médias du Québec, dont les journaux, ont toutes un facteur en commun.

    Elles ne disent jamais au public que l’anglais est une langue comprise par 2 % de la population mondiale, seulement.

    C’est-à-dire, l’on cache aux lecteurs du Québec, sciemment, que l’humanité est composée à 98 % de langues nationales diverses.

    Cela, sans doute pour abrutir le Québécois, en lui faisant croire que l’ouverture sur le monde c’est l’anglais. Plutôt que la diversité linguistique.

    Sans mentionner, que le français est une langue enseigné sur tous les continents et diffusée dans 202 pays par le réseau satellitaire de TV5. Évidemment.

    CH

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