Depuis l’application du règlement sur le port du masque, une question s’impose : celle du respect de nos libertés. Or, depuis l’imposition d’un couvre-feu, alors que cela nous renvoie aux périodes les plus sombres de l’histoire, cette question en devient d’autant plus sensible. Aussi, bien qu’il soit légitime de nous inquiéter pour nos libertés, je pense que nous devrions bien plus nous méfier de notre jugement.
C’est que si nous pouvons douter de la réalité de cette pandémie, nous ne pouvons pas douter qu’elle provoque son lot d’anxiété, et à un point tel que nous pouvons dire qu’il s’agit d’une épidémie. Si ça se trouve, nous en sommes majoritairement atteints, et peut-être plus gravement que nous le pensons. Or, la preuve n’est plus à faire que l’anxiété influence défavorablement notre jugement. Donc, nous devrions surtout remettre en cause ce qui nous pousse à tant nous inquiéter pour nos libertés.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais spécifier ici que je n’ai aucunement l’intention de culpabiliser quiconque. Nous avons toutes les raisons de nous sentir démunis devant ce que l’avenir nous réserve. Cette zone d’ombre est inquiétante et il va de soi que nous pouvons nous questionner à savoir si ces mesures sont permanentes ou momentanées et sur leurs finalités. Le doute est humain.
Par contre, s’il faut trouver un coupable, je pense que nous devrions surtout regarder du côté de nos sentiments. Ceux-ci sont les premiers répondants devant toute situation et il va sans dire que la situation actuelle n’est pas de tout repos, émotivement. Aussi, si nous doutons, c’est que nous avons d’abord envisagé, imaginé. Et alors que notre imagination est généralement une bonne chose, elle ne l’est certainement pas toujours. Alors, ce que nous devrions comprendre, c’est que le doute qui nous gagne actuellement découle visiblement bien plus de nos sentiments que de notre rationalité. Même en temps normal, tout nous indique que nous avons fortement tendance à sous-estimer le pouvoir qu’à notre psyché sur nos perceptions, notre entendement et notre jugement. Tout est là pour nous faire craindre le pire et nous donner à penser que nos raisons sont rationnelles.
C’est ce qui fait que d’un point de vue éthique, nous pouvons tout à fait croire que nos libertés sont en danger. Mais en l’absence de toute certitude quant à la réalité de ce danger, nous devrions surtout nous demander si cette crainte est raisonnable, puisque le présent ne peut pas nous donner raison. Alors, ce que nous devrions nous dire, c’est que même s’il est possible que nos libertés soient contraintes à tort, il est tout de même aussi possible que la situation soit telle que l’on nous la présente. Donc, à partir du moment où nous pourrions déjà reconnaître notre part d’anxiété, nous pourrions au moins nous appuyer sur cette incertitude pour tenter de la calmer. Et donc, par précaution, nous devrions alors suspendre notre jugement. Mais je dois l’admettre, cela est plus facile à dire qu’à faire…
Une anxiété qui va de soi
Pour vous faire voir l’ampleur de la difficulté qui se présente avec notre anxiété, j’aimerais que vous pensiez aux personnes qui souffrent d’anxiété maladive et qui sont en thérapie pour s’en sortir. D’ailleurs, je suis plutôt bien placé pour en parler puisque, voilà plusieurs années, j’ai participé pendant quelques semaines à une formation intensive sur la gestion de l’anxiété. Avec cette formation, ce que j’ai retenu de plus important, c’est que pour s’en sortir, il faut reconnaître et accepter son impuissance, et se concentrer ce sur quoi il est possible d’agir.
Par exemple, pensons à une personne qui souffre d’anxiété maladive parce qu’elle voit partout des signes de ses malheurs à venir. À partir du moment où elle comprend que ses inquiétudes n’ont aucunement le pouvoir de changer le cours des choses, elle peut conclure que son problème n’est pas le réel, mais sa manière de l’envisager. Mais le plus gros du travail reste à faire. Il lui faudra désamorcer les réflexes psychologiques qui causent son trouble pour se constituer de nouveaux réflexes, plus sains pour son équilibre mental.
Ici, revenons à notre situation. Ce qui joue contre nous, c’est que contrairement à l’anxiété maladive, la nôtre est justifiée — et justifiable. Elle nous est même très utile puisqu’elle nous sert à nous protéger des dangers, notamment en étant sur nos gardes. Or, nous sommes devant un problème bien réel qui a vraiment des répercussions sur nos vies. Nos inquiétudes ne sont pas simplement le fruit de notre imagination ou de nos appréhensions hâtives, contrairement aux anxieux maladifs. Justement, leur problème, c’est qu’ils se protègent inutilement d’un danger, puisque celui-ci n’existe pas.
Alors notre problème, c’est que même si elle justifiée, notre anxiété peut quand même prendre le contrôle de nos vies. Et alors que nous avons vu que le premier pas à franchir pour un anxieux maladif est de reconnaître son impuissance, nous pouvons difficilement nous dire que nous n’avons pas de pouvoir sur la situation. Bien que nous ayons peu de pouvoir sur la situation, nous en avons bien assez. L’exemple le plus évident, c’est que si nous croyons que toutes les directives en place sont exagérées, nous avons au moins le pouvoir de plus ou moins les respecter.
Un verre à moitié plein ou à moitié vide?
Une autre difficulté, c’est que nous pouvons réagir à la situation sans même savoir que c’est notre anxiété qui en est le moteur. Aussi, certains seront portés à respecter maladivement les consignes et à prendre très mal tout ce qui s’en écarte, parfois même au point d’y réagir de manière excessive — d’ailleurs, je dirais que j’ai plus amplement tendance à réagir ainsi. Et pour certains autres, leur anxiété passera par la remise en cause des mesures en place, si ce n’est pas carrément en niant leur légitimité — d’où leurs fortes inquiétudes à propos de nos libertés.
Pour moi, il n’y a aucun doute que ce qui nous pousse à réagir si différemment, c’est notre rapport à la liberté et à la contrainte. Pensez à la métaphore du verre à moitié plein ou à moitié vide. Alors qu’il n’y a aucun doute que nos libertés sont contredites, cette contradiction nous semblera plus ou moins acceptable selon nos différentes perspectives. En dehors de toutes nuances, si pour les uns ces contraintes sont tout bonnement inacceptables, pour les autres, ce sont les libertés que certains prennent qui sont inacceptables, puisqu’elles contredisent le bien-fondé de ces contraintes.
Et c’est ce qui fait que, comme trop souvent à notre époque, nous assistons actuellement à un combat entre deux extrêmes. D’un côté du ring, nous avons la liberté comme idéal. Et de l’autre, nous avons la liberté conditionnelle. Donc, si du côté idéaliste on considère que la liberté est un bien contredit par ces contraintes, on considère de l’autre côté que ces contraintes sont un mal nécessaire.
Aussi, force est d’admettre que ces deux positions se défendent. Mais pour y arriver, déjà faudrait-il que nous puissions mesurer la valeur de cette liberté avec un minimum de substance et de certitude. Or, le contexte actuel ne nous le permet pas tellement. L’incertitude y règne et cela est hautement anxiogène pour les humains que nous sommes, alors que l’animal en nous n’est jamais très loin…
Anxiété et (in)certitude
Pour vous montrer à quel point nous sommes à côté de nos pompes, j’aimerais revenir de nouveau à l’anxiété maladive. Dans le cas de cette forme d’anxiété, il va de soi que la question de la liberté et de la contrainte ne se pose pas. Comment pourrait-il en être autrement? À partir du moment où une personne reconnaît son problème, cela devient pour elle une certitude. Aussi, elle ne pourrait donc pas considérer être contrainte de l’accepter ni d’y réagir. Par exemple, si elle ne se sent pas prête, elle est libre de ne pas entreprendre une thérapie.
Ce que cela fait ressortir, c’est la différence entre l’anxiété maladive et celle que provoque chez nous la pandémie. Aussi, cette différence concerne le niveau de certitude que nous pouvons donner à notre anxiété et à ce qui la cause. Bien honnêtement, la seule certitude que nous pouvons nous permettre, c’est que nous sommes dans une période de crise. Sinon — et c’est bien là où tout achoppe! —, nous pouvons très bien nous poser la question à savoir de quelle crise il s’agit.
S’agit-il vraiment d’une pandémie, d’une mise en scène pour nous manipuler ou d’une nouvelle maladie qui offre beaucoup d’opportunités à qui veut en tirer profit? Nous avons tous notre petite idée là-dessus, mais le plus important ici, c’est que si nous pouvons tenter de répondre à cette question en forgeant nos certitudes, il nous faudrait aussi admettre que tout ce que nous avons pour y arriver, c’est notre confiance.
Une question de confiance
Vous me pardonnerez d’évoquer une telle évidence, mais il faut le rappeler, notre rapport à la vérité est grandement basé sur la confiance. Nous donnons notre confiance à des consensus, à des spécialistes, à ce qui est considéré comme officiel, à des systèmes de croyances préétablis ou à ceux que nous nous fabriquons sur mesure, etc. Cela nous est très utile puisque nous pouvons nous y appuyer afin de réfléchir et de prendre des décisions. Sans cette confiance, nous serions complètement démunis. Nous sommes dans l’impossibilité de fonder à la source tout ce qui compose le portrait que nous nous faisons de la réalité. Comment pourrions-nous avoir une quelconque idée de ce qui est vrai et de ce qui est faux sans cette confiance? Par contre, son plus grand défaut — qui est aussi une qualité —, c’est que cette confiance a des limites.
N’est-ce pas parce que nous avons conscience de ces limites que nous pouvons remettre en question certaines parties, voire l’ensemble de ce que nous pensons? Comme on dit, il n’y a que les fous qui ne changent pas d’idée. En contrepartie — et c’est là tout le paradoxe —, cette confiance peut aussi nous induire en erreur (tout comme d’ailleurs son pendant, la méfiance). Encore, par exemple, si une personne qui souffre d’anxiété maladive sait qu’elle a tout à gagner à donner sa confiance à un spécialiste plutôt qu’à son propre jugement, rien n’est évident pour nous en ce moment. À qui et à quoi devons-nous faire confiance? Comment pouvons-nous en juger, alors que la situation actuelle nous donne à la fois raison de penser que nous avons tout à gagner et tout à perdre, que ce soit en acceptant ou que ce soit en niant que nous sommes réellement devant une pandémie mondiale?
Même si des spécialistes nous assurent que nous sommes en pandémie, nous n’avons que le pouvoir de leur faire ou non confiance. Même si objectivement il vaut mieux faire confiance à un spécialiste qu’à un charlatan, la stricte vérité quant à la pandémie nous est tout de même inaccessible; et surtout, nous n’avons qu’un pouvoir partiel sur ce qui se joue. Notre seul pouvoir, c’est celui d’adapter nos comportements en conséquence de la réalité de la situation — enfin, en conséquence du regard que nous portons sur cette réalité, alors qu’elle devient ainsi la nôtre. Aussi, la difficulté qui s’ajoute, c’est que dans un sens, notre confiance n’est pas plus fiable qu’un coup de dé. Cela, même s’il va de soi qu’il y a une différence énorme entre les mouvements hasardeux d’un dé et tout ce qui nous permet de donner notre confiance.
Gager plutôt que croire?
Ici, tenons pour acquis que notre confiance n’est pas plus fiable qu’un coup de dé. Même si nous avons parfois raison de donner notre confiance, avant que cela se confirme, nous n’en avions aucune assurance. Nous n’avons jamais en soi raison de croire à ci plutôt qu’à cela. Aussi, de ce point de vue, notre confiance est une gageure que nous prenons constamment avec la vérité. Alors, devant la situation qui est la nôtre, si le mieux que nous pouvons faire est de gager et que notre confiance n’est pas assez fiable pour ce faire, nous devrions donc nous appuyer sur autre chose. À bien y réfléchir, puisque la solidité de la certitude n’est pas disponible, j’opterais pour un certain calcul. Ce qu’il nous faudrait calculer, c’est ce que nous avons à gagner et à perdre selon les différents scénarios possibles.
Donc, si nous envisageons toutes les possibilités, qu’avons-nous à perdre et à gagner aujourd’hui en réagissant à la situation? Difficile d’y répondre. Aussi, pour y arriver, simplifier les choses : réduisons le tout à ce que le combat des opinions nous donne déjà, soit que certaines de nos libertés sont suspendues pour des raisons illégitimes, soit qu’elles le sont parce que nous sommes réellement en pandémie.
Pour notre calcul, regardons simplement ces deux cas de figure selon qu’ils s’avéreraient ou non. Et tenons pour acquis que plus la conviction que nos libertés sont bafouées à tort est forte, moins les consignes ont tendance à être respectées. Et que la conviction contraire tend à un plus grand respect des consignes. Alors, ce qui devrait ressortir de ce calcul, ce sont les plus probables répercussions de nos agissements actuels.
Premièrement, dans le cas où ces contraintes seraient illégitimes, le fait d’agir actuellement en accord avec cette idée ne peut qu’avoir une portée symbolique, à défaut d’avoir une réelle portée, étant donné l’impossibilité de savoir le fin mot de l’histoire. Ainsi, le fait que certains d’entre nous réagissent à l’encontre de ces contraintes ne fait aucune différence quant à la teneur réelle du problème. Pour l’instant, nous n’avons que le luxe de nous adresser à un problème potentiel.
Et même si ceux qui craignent que l’on nous manipule envoient bien un message par leurs idées et leurs actions, il reste que, quelle que soit la force de sa portée symbolique, cela ne nous rend pas pour autant une once de liberté. La fatalité, c’est que nos libertés seront en suspens jusqu’à ce que tout revienne à la normale ou qu’une autre vérité éclate au grand jour. En temps normal, si la désobéissance civile a une certaine utilité, nos temps incertains rendent cette utilité bien incertaine.
Deuxièmement, dans le cas où ces contraintes s’avéreraient légitimes, nous n’avons que des évidences à nous mettre sous la dent : agir en accord avec ces contraintes aura été un bienfait, alors que d’avoir agi en désaccord avec elles aura causé des torts. Et encore, en attendant de le savoir, le fait de suivre les consignes n’a aussi qu’une incidence strictement symbolique; si ce n’est que cela encourage le plus grand nombre à les suivre, tout en contentant ceux qui donnent toute leur confiance au discours officiel. Aussi, si en temps normal il nous est utile de remettre en question ce qui contraint directement nos libertés — comme ce qui tend à nous maintenir dans un cadre normatif donné —, nos temps incertains rendent cette utilité tout aussi incertaine.
Alors, je pense que si nous devons gager, nous avons tout intérêt à faire comme si nous sommes réellement en pandémie. Nous ne perdons rien à agir ainsi puisque si cela se confirme, cela aura eu des répercussions positives. Et pour nous consoler, s’il est plutôt vrai que nos libertés ont été bafouées à tort, le fait d’avoir suivi les consignes ne nous empêchera aucunement de nous battre plus tard pour elles. Alors qu’en agissant aujourd’hui à l’encontre de directives que l’avenir nous confirmerait légitimes, nous nous rendons seulement plus longtemps la vie difficile. Donc pour l’instant, s’il y a quelque chose à gagner, il vaudrait mieux gager sur la patience et donner notre confiance à notre proverbiale résilience.
En toute anxiété et en tout espoir
Tout de même, ce que j’ai de mieux pour vous convaincre de gager dans ce sens, c’est l’évidence que, collectivement, nous faisons face à une épidémie d’anxiété et qu’elle met à mal notre jugement. De plus, s’il est bien normal que notre anxiété nous pousse à penser et à agir dans notre propre intérêt, j’aimerais que vous voyiez le danger : celui de croire que cette pulsion est tout à fait rationnelle. À voir l’ampleur des débats et des dégâts qu’ils provoquent, nul doute que c’est le cas pour beaucoup de gens. Il nous est très facile de nous convaincre que ce ne sont pas nos émotions qui parlent.
Sinon, je suis bien conscient que vous avez toute la liberté de me faire confiance, de donner un quelconque crédit à mon analyse. Je sais bien aussi qu’en ayant déclaré d’emblée que j’ai souffert d’un problème d’anxiété, j’ai ouvert la porte au doute. Bien honnêtement, j’ai pris une gageure en décidant de vous en faire part. J’ai gagé sur la franchise. En fait, j’ai tout misé sur l’espoir que cette confession vous donnera une certaine assurance que je sais minimalement de quoi je parle.
J’en appelle donc ici de votre meilleur jugement. Enfin, idéalement, celui qui ne serait pas contaminé par votre anxiété — si j’ai pu réussir à vous en faire prendre conscience. Et en guise de conclusion, je vous poserai une dernière question afin de montrer que notre anxiété par rapport à nos libertés est sans doute disproportionnée : vivre en société, n’est-ce pas déjà en soi un déni de liberté, étant donné que pour profiter de ses avantages nous devons délaisser une grande part de notre liberté?