Ce qui n’est pas drôle

 

Non, ce n’est pas la fin du monde. Y’a des questions bien plus essentielles. Mais j’aimerais quand même revenir sur la question de l’humour, enfin, le débat suscité par « le spectacle de la Coalition des Humoristes Indignés (CHI), dont la CLASSE a refusé sa partie des profits qui lui était destinée », parce que le Comité Femmes GGI s’est dressé, et contre le spectacle, et contre la « vaste majorité » des humoristes québécois.

Dans mon précédent billet à ce sujet, je pointais l’exemple de l’humour de Mike Ward et Jean-François Mercier, parce que je l’apprécie, contrairement à ce regroupement féministe et à bien d’autres. Oui, parce que j’apprécie leur humour grinçant et à la limite d’être inconfortable, et parce que je crois qu’ils n’endossent pas les discours parfois extrêmes que leurs « personnages » vomissent. Donc, que c’est destiné à un public intelligent qui est capable de faire la part des choses.

Durant la rédaction du précédent billet, je pensais à ce monument de l’humour québécois qu’est Yvon Deschamps. Parce qu’il a été le premier ici à faire des blagues « non politiquement correcte », si je puis l’exprimer ainsi. Et ça tombe qu’un lecteur m’a envoyé la description d’une blague d’Yvon Deschamps sur le viol (sujet que le Comité Femmes GGI réprouve en humour, et je les cite : « le viol est un outil de domination patriarcale que nous dénonçons, à corps perdu, depuis toujours, et que cette  « blague » banalise perversement la chose ») :

Le viol homme-femme, faut pas sauter aux conclusions vite de même. Non parce que la fille est élevée pour, à s’en attend bon.

C’est moins traumatisant. En plus de t’ça, la fille a la chance de se faire violer par un homme normal.

Poussé à boutte, mais normal. Poussé à boutte par des agaces t’sé. Tandis que le viol des garçons, c’est net, clair, précis :

C’est écoeurant, c’est inacceptable. Les garçons, c’est l’avenir de notre société!

On reconnait bien son style, qui n’est aucunement comme celui des deux autres. Mais sur le fond, ça me semble très semblable. Alors, normalement, le Comité Femmes GGI devrait réagir exactement de la même manière à cette blague, mais mon petit doigt me dit que non. Pourtant…

J’ai le goût de donner un autre exemple, trouvé sur la fiche Wikipédia du doyen des humoristes :

 

Six millions de Juifs, que sont morts parce que Hitler, y faisait de l’intolérance. Y’était malade dans tête, un maudit maniaque de fou, la, tsé la ? Ah oui, lui, lui Hitler y disait que les Juifs sontaient pas du monde comme les autres pis y s’habillaient mal pis y’avaient des couettes pis y puaient pis y s’lavaient pas pis y’achetaient toutte…

Je l’sais ben que c’est vrai qu’y sont comme ça. On tue pas le monde pour ça ! Des Juifs, tu t’arranges pour pas n’avoir dans ton boutte, c’est toutte.

 

Donc, ce que j’aimerais savoir, c’est comment on balise ce qui est bon et ce qui n’est pas bon à dire. Parce que dire des énormités pour un humoriste du genre, c’est toujours d’actualité puisque la société évolue, les moeurs changent, et il y a toujours des tabous à pétrir. Et à la question de la banalisation, nous pouvons constater qu’Yvon Deschamps n’a rien banalisé du tout, au contraire : il a sans doute participé à l’ouverture d’esprit des Québécois. Pourquoi des procédés semblables feraient-ils tout à fait le contraire aujourd’hui?

Parce que c’est plus cru, moins mis en contexte « théâtralement » que Deschamps? Parce que ça semble souvent très gratuit? Pour ma part, si j’avais à l’expliquer, je dirais que justement le public d’aujourd’hui a moins besoin de se faire prendre par la main, parce qu’il en a vu d’autres (dont Yvon Deschamps, justement). Et dans ce genre, l’expérience est à prendre un peu comme un sport extrême (phénomène qui est bien sûr dans l’air du temps). Mais le principal, c’est que tout le monde sait que c’est un spectacle où on essaye de nous en mettre plein la vue (et surtout l’ouïe).

Le hasard faisant tellement bien les choses parfois, je suis tombé un peu plus tôt sur un tweet qui, je trouve, illustre très bien la problématique du contexte :

 

L’homosexualité n’est pas une déviation ni un sens giratoire, mais plutôt une voie sans issue ^^

 

L’auteur du tweet n’étant pas à ce que je sache un humoriste, je me suis permis de le relayer en ajoutant une série de points d’interrogation. Était-ce vraiment une blague inoffensive ou un propos homophobe que voile à peine l’humour? L’auteur étant Français, était-ce en lien avec le scandale du Larousse qui a diffusé une définition du terme « homosexualité » évoquant une « déviation pour le même sexe, tant dans les fantasmes que la relation corporelle »? C’est sans doute ça, mais n’ayant pas pointé la chose dans son tweet, ce n’était pas évident sur le coup, même pour quelqu’un comme moi qui était au courant, alors imaginons pour les autres.

Mais même dans l’optique où il est certain que le tweet est en lien avec ça, le problème demeure : on peut se questionner sur le but du message et sur sa teneur humoristique. Dans le contexte de Twitter et des utilisateurs autres que les personnalités connues, ce flou analytique est possible et normal. Assis devant un spectacle d’humour, c’est plus difficile. Quel que soit le propos, c’est un contexte clair : il y a une ou plusieurs personnes sur la scène qui tentent, parfois avec plus ou moins de succès, de faire rire les spectateurs.

Je suis peut-être naïf, mais je ne crois pas que le rire puisse servir à pervertir une société. J’ai l’impression que certains pensent que si Hitler avait vécu à notre époque et au Québec, il serait devenu humoriste…

 

(Photo : crazycatchthecat)

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5 réponses à Ce qui n’est pas drôle

  1. Je crois qu’on assiste à une dérive. Il n’est pas question de « baliser » mais de débattre. On peut bien dénoncer sans baliser.

    De ce que je connais de Deschamps, il fait du second degré. Le second degré, en humour, selon Wikipédia: « le second degré consiste à dire le contraire de ce que l’on pense. »

    Je suis pas mal d’accord avec cette définition, et j’ajouterais qu’il faut au minimum qu’il y ait un double-message. Et le problème avec les humoristes qui sont remis en question par les féministes dont on parle tout en montant en épingle un faux scandale, c’est que non, ce n’est pas TOUJOURS du second degré. Mercier fait dans le second degré, assez souvent. Mais ça ne l’empêche pas de dire des trucs terribles qui sont très premier degré. Quant aux gens comme Nantel, le second degré, presque inexistant chez eux, devient seulement une sorte de bouclier.

    Tu as peut-être vu le numéro de Mercier, celui du conte de Noël? Tu peux peut-être m’expliquer où il est, le second degré, dans ce numéro-là? Et puis quand Nantel parle des Juifs, des Noirs et des Musulmans? J’ai donné quelques exemples dans un de mes textes.

    C’est pas parce que c’est une joke que c’est « second degré ».

    Et de l’humour salace, j’en mange et j’en fais constamment. Mais je suis exigeant en la matière.

  2. Oli dit :

    Je suis pas mal d’accord avec Mouton Marron. La comparaison avec Yvon Deschamps est mal placée parce que Deschamps prenait assez clairement une position contraire à celle de ses personnages, une position qui était louable. On connais d’ailleurs assez bien ses convictions personnelles pour le comprendre.

    Mike Ward, en particulier, a (d’après ce que j’ai vu de lui, j’apprécie moins son humour que celui de Mercier et de d’autres, donc forcément je le cherche pas mal moins) très rarement de vrai second degré. Il joue un personnage qui dis des grossièretés qu’il ne pense pas forcément, et il pousse ça loin dans le but de choquer les gens. Y’a le droit, mais c’est assez discutable.

    On accuse souvent les gens qui n’aiment pas Mike Ward d’être simplement trop prudes, trop facilement choqués, au point qu’ils « n’osent pas s’exposer » à son humour, pour ainsi dire. C’est surement le cas pour plusieurs personnes. Ça existe, après tout, les prudes. Mais beaucoup de gens trouvent simplement son humour trop discutable pour en rire, et ce en sachant très bien qu’il ne pense pas ce qu’il dit. Ça aiderait beaucoup son image auprès des gens qui n’aiment pas son humour s’il abordait le sujet sérieusement au rejeter ça sur rien d’autre qu’une question de goûts, ou de gens trop sensibles.

    Et je suis particulièrement mystifié par la façon dont Nantel ne tente même pas de se défendre contre les accusations de racisme. Il préfère ridiculiser ses détracteurs en se cachant derrière le « c’t’une joke pis si vous êtes trop cons pour la pogner, c’est votre faute! ». Sauf qu’il fait rarement dans la blague pure et simple. Il dit très rarement le contraire de ce qu’il pense, il fait des observations cocasses et trouve des façons comiques, souvent un peu exagérées, de les communiquer. J’aime bien plusieurs de ses numéros, mais d’autres me semblent effectivement racistes. Et lui qui se vante parfois de faire de l’humour plus « intelligent » devrait être capable de se défendre, d’expliquer comment il est arrivé au numéro en question et pourquoi le numéro (et sa façon de penser, qui tends à paraître dans le numéro) n’est pas raciste. Il ne le fait pas du tout, il n’essaie même pas, et ne traite même pas le sujet du racisme avec le moindre sérieux, lorsque ça le concerne. Ça laisse penser qu’il n’a rien à dire pour se défendre.

    Faire des blagues n’est pas, en soi, une chose fondamentalement positive et progressiste, et ce même lorsqu’on ne pense pas les blagues les plus douteuses. Ça ne protège pas réellement de la critique, et vouloir discuter sérieusement, ce n’est pas l’équivalent de la censure. On peut dire des niaiseries sans se faire censurer, mais pas sans se faire répliquer.

  3. Ce que je retiens surtout de vos interventions, c’est l’accusation à peine voilée que ces humoristiques sont racistes, misogynes, etc. C’est l’interprétation comme quoi ils sont à prendre au premier degré, nonobstant du fait que c’est un spectacle.

    Désolé, mais que ce soit présenté de n’importe quelle manière, je n’y crois pas.

    Je pense que la seule manière de me faire changer d’idée serait qu’ils passent un détecteur de mensonge…

  4. Oli dit :

    On peut facilement faire un commentaire ou une blague réellement raciste ou misogyne sans avoir soi-même de convictions clairement racistes ou misogynes. Pas besoin de n’être rien d’autre qu’un con pour dire des conneries. Je n’accuserais jamais ma mère d’être une personne raciste, et pourtant il arrive une fois de temps en temps qu’elle fasse des commentaires très douteux. Elle se le fait dire, et très souvent elle y repense et modère ses propos, justement parce qu’elle tiens à ne pas être raciste.

    Analogie boiteuse qui sied assez bien Mercier: C’est pas parce que le mononcle aux jokes cochonnes au party de Noël n’oserait jamais toucher à un enfant et a dans sa vie privée le plus grand respect pour son épouse et les femmes en général, que personne ne peut lui reprocher ses propos autour d’une dinde.

    Aussi, ça vaut la peine de relire la définition de Mouton Marron du second degré. S’il n’y a pas de double message, il n’y a pas de second degré. S’il ne se cache rien en dessous des propos offensants qu’un prétexte pour faire rire les gens, ce n’est pas du second degré. Mais ça ne veut pas dire non plus que l’humoriste est sérieux et pense ce que son personnage dit. Un personnage qui dit des choses que l’humoriste ne pense pas, ce n’est pas (nécessairement) du second degré, c’est tout simplement de l’humour. Je pense qu’il faut avoir mal lu pour nous faire dire qu' »ils sont à prendre au premier degré, nonobstant du fait que c’est un spectacle ». De l’humour au premier degré, ça n’implique pas que l’humoriste pense ce qu’il dit, ou appuie les propos de son personnage.

    Cela dit, Nantel est un cas un peu spécial, puisqu’il joue beaucoup moins un personnage, même si ces propos ne sont pas toujours à prendre au pied de la lettre. Je pense qu’on peut l’accuser de racisme, non pas comme une conviction profonde (Nantel n’est certainement pas un suprémaciste blanc convaincu), mais parce qu’il se sert de cette part de racisme qui est « socialement acceptable » (surtout lorsqu’il parle du Moyen-Orient) pour faire rire l’auditoire. Il ne cherche pas à ridiculiser les stéréotypes, à faire rire les gens tout en leur faisant réaliser qu’ils ne devraient probablement pas rire. Je ne sais pas s’il endosse les stéréotypes et les aspects offensants de son numéro, mais il ne s’en distancie pas et s’en sert pour faire rire l’auditoire sans jamais laisser paraître qu’il n’est pas d’accord, et à la fin du show il est payé aussi pour ces propos. Et tout ça, c’est un acte raciste. Pas un crime haineux, certainement, mais un acte raciste.

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