Réponse à « Pour une interdiction des signes religieux au sommet de l’État »


Le texte qui suit a été envoyé au journal le Devoir :

En regard de la philosophie de John Rawls et des enjeux liés à la laïcité, je m’inscris en faux contre le texte « Pour une interdiction des signes religieux au sommet de l’État », publié sur votre site le 14 avril 2018. Ce texte, rédigé par les philosophes Michel Seymour et Jérôme Gosselin-Tapp, a comme projet de « penser la gestion de la diversité religieuse » en s’inspirant du « libéralisme politique » de ce philosophe. Et tout cela, relativement aux débats actuels sur le port des signes religieux pour les agents de police.

Tout d’abord, ma critique repose sur la constatation que pour arriver à la conclusion que les policiers n’ont pas à s’astreindre d’arborer des signes religieux, les deux philosophes font reposer leur argumentaire sur une vision arbitraire de la position de Rawls. Alors qu’ils la décrivent en long et en large comme étant en équilibre entre le libéralisme et le républicanisme, ils prennent certaines libertés quant à ce que cet équilibre prescrirait comme permissions et interdictions pour les employés/représentants de l’État. Pour ce faire, en plus de complètement évacuer la notion de sphère civique, pourtant essentielle à l’examen de ce qu’implique la laïcité, ils introduisent dans leur conclusion une conception floue de la neutralité étatique, que leur explication des grandes lignes de la philosophie tardive de Rawls réussit très vaguement à justifier.

Dès le départ, les premières sections de ce « devoir de philo » mettent en perspective la pensée de John Rawls. On y lit qu’au-delà des considérations libérales, le philosophe jugeait que les « droits et libertés individuels ne sont pas des fins en soi » et « que les peuples sont eux-mêmes des sujets de droits », ce qui va tout à fait dans le sens de la notion des droits collectifs : principe sur lequel repose amplement la laïcité. Toutefois, l’importance de cette notion est laissée de côté à partir du moment où les deux auteurs effleurent sa « conception strictement politique de la personne ». Et qui, selon eux, « permet de rendre possible une cohabitation entre les conceptions individualiste et communautarienne de la personne ».

À partir de ce paragraphe, le souci d’équilibre de John Rawls devient une cohabitation, une neutralité qui, sans avoir besoin de plus amples explications, prescriraient que « l’individualisme et [le] communautarisme religieux […], sans faire partie de l’identité publique commune, ne doivent pas pour autant être relégués dans la sphère privée ». D’ailleurs, tout ce paragraphe ne sert visiblement qu’à asseoir leur position extrêmement libérale et individualiste, totalement contraire « à l’approche républicaine jacobine », qu’ils ont pourtant nuancée précédemment avec l’aide de la philosophie de Rawls.

Ainsi, la conception communautarienne, que l’on doit comprendre objectivement comme étant opposée à la conception individualiste, devient par un glissement sémantique un argument en faveur de l’expression du « communautarisme » religieux dans la sphère publique (selon leur acceptation large). Puisque, selon leurs dires, « la religion est un legs communautaire, les aspirations d’un individu sont déterminées en partie par son appartenance à une communauté religieuse. » Tout lecteur attentif comprendra qu’ils indiquent ainsi que la liberté d’expression de ses convictions religieuses repose, et sur une conception individualiste qui magnifie cette liberté, et surtout sur une conception communautarienne plus communautariste que collective. Donc, qui ne mérite pas son qualificatif de « communautarienne ». Alors, pour le moins, on remarque déjà un grand déséquilibre.

Et pourtant, dès le début du paragraphe de conclusion, le duo réitère que « le modèle rawlsien permet aussi de penser un équilibre entre la liberté de religion et les exigences républicaines de laïcité, respectant ainsi les objectifs d’une approche qui s’appuie à la fois sur le bien commun et non seulement sur la liberté individuelle ». Cependant, au-delà du fait que l’équilibre rawlsien y est clairement déséquilibré en faveur de la liberté de religion, tout au long de leur démonstration « les exigences républicaines de laïcité » sont occultées par le fait de ne pas y avoir inclus la notion de sphère civique. En effet, ils ont réduit le champ conceptuel aux seules sphères privées et publiques (dans le texte : « en privé ou en communauté »). Et leur démonstration de se dérouler tout bonnement comme s’il n’y avait pas de différence effective entre un citoyen arborant un signe religieux dans la rue, donc dans la sphère publique, et un agent de l’État arborant un signe religieux dans la sphère civique : cet espace de la citoyenneté où, je le répète, le principe des droits collectifs est d’une importance considérable.

Donc, ce qui est problématique avec leur approche rawlsienne, c’est que leur tentative de trouver un équilibre quant à la question de l’interdiction des signes religieux pour les employés de l’État ne s’est pas déroulée dans le bon espace, dans la bonne sphère. Et surtout, selon les considérations les plus justes pour réfléchir à cette question. Parce que dans un sens, si on regarde le portrait global, même en interdisant totalement les signes religieux dans la sphère civique pour les employés de l’État, il existe déjà un certain équilibre que je pourrais tout autant justifier qu’eux avec la pensée de John Rawls. Selon la perspective laïque basée sur trois sphères à prendre en compte, la sphère privée et la sphère publique sont déjà totalement en phase avec les libertés individuelles, et avec raison. Ce qui représente dans les faits une liberté totale pour la presque totalité de la population d’arborer un signe religieux si ça lui chante. Il n’y a en contrepartie que pour la sphère civique que les droits collectifs doivent au moins compter et donc peut-être justifier une interdiction des signes religieux. Et on peut toujours tenter de trouver un équilibre dans cette seule sphère, si les arguments sont de la partie.

En quelque sorte, c’est ce qu’ils ont tenté de faire en départageant les différents rôles des employés de l’État selon leur importance effective et décisionnelle. Ainsi, pour expliquer sur quoi devrait se baser l’interdiction des signes religieux, ils font reposer le devoir de neutralité représentative sur le devoir de neutralité décisionnelle et de neutralité effective, mais à un degré extrême. Donc, au final, on se retrouve avec une interdiction seulement pour le président de l’Assemblée nationale et les juges de la Cour suprême, ce qui est bien en-deçà des recommandations de Bouchard-Taylor. Et cela, sans pour autant expliquer pourquoi John Rawls considérerait que cette interdiction ne devrait concerner que les personnes en « position d’autorité suprême » et non pas toutes les personnes en position d’autorité, incluant les policiers. En conséquence de quoi, tout ce qu’ils arrivent à expliquer avec l’aide de la philosophie de John Rawls, c’est que leur propre position n’est pas totalement libérale, donc qu’elle serait équilibrée par le fait même… Mais on peut toujours douter fortement que cette conception de l’équilibre passe la rampe à propos de n’importe quel autre sujet!

En somme, ils arrivent au bout de l’exercice à justifier une interdiction des signes religieux pour une poignée de personnes, ce que le titre annonçait. Et de toute façon, ils n’auraient pas pu défendre la liberté individuelle de ces quelques personnes, puisque la notion d’équilibre qu’ils ont extraite de la pensée de Rawls devait au moins servir à trancher à un endroit… Et on devrait les croire sur parole qu’une position équilibrée entre le libéralisme et le républicanisme peut simplement reposer sur une légère entorse à la suprématie des libertés individuelles.

En ce sens, ce que Michel Seymour et Jérôme Gosselin-Tapp ont réussi à démontrer avec ce détournement philosophique, c’est que pour eux le principe des droits collectifs n’a pratiquement pas de poids pour ce qui est de la neutralité représentative des agents de l’État, alors que cette question est au centre de tous nos débats sur la laïcité. Et que la pensée de John Rawls leur aura servi, comme un pansement, à tenter de masquer ce trou argumentaire béant.

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